Les défis de la politique audiovisuelle européenne face à la transition vers le digital

Publiée le 05/07/2021 à 18:05
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Depuis le début de l'année 2021, Netflix a dépassé les plus de 200 millions d’abonnées dans le monde1, un chiffre qui a doublé en l'espace de deux ans. Une partie de cette augmentation vient de l'implantation toujours plus importante de l'entreprise américaine au sein de l'Union Européenne. En effet, à l'heure où les séries pullulent sur nos écrans, Netflix compte plus de 8 millions d’abonnées en France (soit plus d'un Français sur dix). Selon Médiamétrie2 cela serait même 19 millions de personnes qui se connecteraient chaque mois à un compte Netflix grâce au partage des abonnements entre les amis et la famille. La manière de regarder du contenu audiovisuel a en effet considérablement changé depuis une dizaine d'années, tout aussi bien en ce qui concerne les supports utilisés (téléphones, tablettes, ordinateurs portables) que le types d’acteurs qui fournissent des services de médias audiovisuels (Netflix donc, mais aussi Amazon Prime, Disney+, Salto ou MyCanal).

Libérées des carcans de la diffusion télévisuelle, les œuvres européennes peuvent désormais s'émanciper des contraintes d'une programmation strictement nationale afin de toucher un public plus large. Qui aurait en effet entendu parler de La Casa de Papel dont les deux premières saisons ont été diffusées sur la chaîne espagnole Antena 3 si elle n'avait pas été mise sur le catalogue de Netflix qui est actuellement présent dans tous les pays de l'Union européenne ? La culture est en effet un instrument de soft power dans le processus de la construction européenne mais il a longtemps été compliqué d'accéder aux œuvres continentales lorsqu'elles étaient diffusées par la télévision d'un autre État membre. Cette relative fermeture sur soi au sein de l'espace européen a eu des conséquences sur l'intégration européenne car la culture a un rôle prépondérant afin d'inciter les citoyens des États membres à se sentir européen.

La politique audiovisuelle de la Commission a en effet longtemps été l'une des oubliés à Bruxelles alors que le développement du marché intérieur a connu de grands avancements dans les années 1980 et 1990 grâce notamment à l'activisme de la CJCE, à l'Acte unique européen et au traité de Maastricht. Il a en effet fallu attendre la directive « Télévision sans frontières » adoptée en 1989 pour qu'un cadre réglementaire européen commun sur l'audiovisuel soit établi pour la première fois. Ce texte a par la suite connu une modification importante en 2007 avec la mise en place de la directive « Services de médias audiovisuels ». Un texte plusieurs fois amendé et qui a connu sa révision la plus ambitieuse en 2018. L’approche proposée par la Commission européenne sur la politique audiovisuelle se résume donc à un certain pragmatisme qui se traduit par une coordination des politiques nationales de l’audiovisuel qui ne débouche néanmoins jamais sur une réelle harmonisation. Les prérogatives de l'Union dans la réglementation de l'audiovisuelle sont donc limitées, cependant l'éclosion et le développement très rapide des services de streaming a rappelé la nécessité d'une véritable politique audiovisuelle européenne.

De manière assez paradoxale, les serveurs de streaming américains ont compris l'intérêt et la profitabilité potentielle de produire du contenu européen local qui est capable de s'exporter en Europe mais également à l'international. Ainsi la série allemande Dark a été dans une très grande majorité (90 %) vue hors des pays germanophones3. Avant l'arrivée des plateformes de streaming, la grande partie des coproductions européennes avait comme principal défaut la frilosité des producteurs qui préféraient des contenus destinés à un public global sans que l'importance du local soit mis en avant. Synonyme de cet euro-pudding sans consistance, des séries aux coûts de production élevés comme Versailles ou Borgia (produite par Sky Italia, ZDF et Canal+) ont été tournés intégralement en anglais sans qu'il s'en dégage un véritable esprit européen. C'est donc Netflix en quelque sorte qui a permis aux acteurs nationaux de sortir de leurs complexes d'infériorité concernant les séries faites dans une langue autre que l'anglais. Il n'y a qu'à voir le succès impressionnant de l’adaptation de Lupin pour s'en convaincre puisque celle-ci est la série la plus vue4 sur Netflix tous pays confondus au premier trimestre 2021.

Avec l'éclosion des plateformes de streaming, le paysage audiovisuel est en effet en pleine mutation. En l'espace d'à peine cinq ans, les serveurs de SVOD sont devenus une réalité quotidienne pour une grande majorité d'européens. L'Union Européenne a cependant toujours du mal à savoir quelle place prendre dans ce processus de délinéarisation des films et des séries. Certaines mesures comme l'entrée en vigueur du règlement européen sur la portabilité des abonnements payants ont ainsi signifié un progrès mais celui-ci reste malgré tout limité. Ainsi, l'utilisation d'un abonnement MyCanal au sein d'un autre pays de l'UE ne sera possible que de manière temporaire. Le catalogue Netflix ne sera quant à lui pas le même après quelques jours lorsqu'un utilisateur franchit les frontières d'un autre pays européens. Un autre exemple révélateur des avancées qu'il nous reste à accomplir est illustré par le fait qu'un français en vacances en Italie ne pourra pas accéder à la série Parlement disponible gratuitement sur le site France.tv dans l'hexagone. La Commission européenne considérait pourtant que les dispositifs de blocage géographique était un obstacle à la libre circulation des services et une restriction au choix des consommateurs5. Elle a cependant dû se confronter à une opposition virulente des ayants-droit ce qui l'a conduit à réduire son ambition et à simplement améliorer la portabilité des services (la discrimination fondée sur la nationalité, le lieu de résidence ou le lieu d’établissement des clients dans le marché intérieur sont exclus explicitement du champ d'application des services audiovisuels).

Le marché numérique intérieur de l'audiovisuel est donc loin d'être achevé. L’intervention communautaire sur le terrain audiovisuel a en effet toujours été délicate, car il est au croisement de trois types de préoccupations distinctes de souveraineté au niveau national (la culture, l’information et la communication)6. Dans ce champ, plusieurs groupes de pression (parfois même de simples personnalités) disposent d'intérêts propres qui ne concordent pas entre eux et qui sont soutenus par différents groupes (professionnels, intellectuels). 

I) Une nécessaire distinction des offres de streaming présentes sur le marché

Il est dans un premier temps pertinent d'analyser la situation du marché audiovisuel en Europe et de définir certains termes importants. Les acteurs de SVOD (subscription video on demand comme Netflix, Prime, Disney+ ou Salto) sont en concurrence pour attirer le public européen et le convaincre de s'engager à travers un coût mensuel pour profiter sans limites et sans publicité de leurs catalogues respectifs. Ils sont en compétition avec les offres de services de la télévision traditionnelle nationale où le spectateur regarde son programme à une tranche horaire fixe ou sur le site internet de la chaîne. Certains acteurs nationaux comme Canal+, chaîne disponible par abonnement a également entamé sa transition puisqu'il est possible de regarder numériquement MyCanal sans engagement selon les mêmes conditions que celles offertes par les services de SVOD.

On distingue ces derniers des acteurs AVOD (advertising-based video on demand) qui sont des plateformes de streaming gratuits qui tirent leurs revenus de spots publicitaires diffusés au milieu d'un épisode. Ces offres AVOD sont encore peu présentes en Europe mais commencent à se développer très rapidement aux États-Unis (IMDb TV, Tubi, offre gratuite de Peacock …), on pense également à Youtube ou Dailymotion même si la plupart du contenu offert ne concerne ni des séries ni des films originaux. Elles reprennent le même mode de financement que la télévision traditionnelle à travers la publicité tout en offrant aux spectateurs la flexibilité de pouvoir regarder son programme légalement sans coût et à l'heure qui le souhaite. L'avantage de ces services est de mieux cibler les données des utilisateurs afin de lui fournir des publicités qui correspond à son profil. Avec la délinéarisation qui devrait progressivement s'achever, on passerait donc d'un marché audiovisuel publicitaire de masse à un environnement numérique où la publicité est plus personnalisée. C'est une évolution positive pour les œuvres européennes car cela donne plus de liberté aux diffuseurs. Ces derniers seront en effet incités à prendre plus de risque sur la qualité de leurs programmes car le contenu proposé ne devra pas forcément intéresser le plus grand nombre.

Les offres de TVOD (transactional video on demand) proposent quant à elles aux utilisateurs d'acheter définitivement ou de louer pour une durée prédéfinie un film ou une série de manière digitale, c'est le modèle utilisé notamment par Apple avec iTunes. Enfin les plus récentes offres sont les PVOD (premium video on demand) qui sont apparues notamment à cause de la fermeture des salles due à la pandémie de Covid19. Le principe est pour l'utilisateur d'accéder numériquement à un contenu nouveau en exclusivité mais à un prix plus élevé car il dispose de l’œuvre en avant-première (cela se résume comme l'équivalent d'aller en salle de manière digitale pour le spectateur). Aux États-Unis, face aux effets durables de la crise sanitaire, la société de production Warner Bros. a même décidé de sortir plusieurs de ses films (notamment Wonder Woman 1984, The Matrix 4, Dune, The Suicide Squad ou Godzilla vs. Kong) simultanément au cinéma et sur la nouvelle plateforme de SVOD, HBO Max où ces films seront disponibles pendant un mois après leurs sorties officielles. 

II) Un marché européen du streaming en pleine ascension

La situation sanitaire actuelle n'a en effet qu'accélérer une évolution qui était déjà latente depuis quelque temps. Les revenus des serveurs de streaming SVOD des 27 pays de l'Union européenne (plus le Royaume-Uni) sont en effet passés de 12,1 millions d'euros en 2010 à 9,7 milliards d'euros en 2020 (sur un total de 11,6 milliards d'euros de revenus totaux pour tous les contenus de la vidéo à la demande)7. Cette évolution est une tendance qui est reflétée dans d'autres industries comme ceux de la musique (Spotify, Deezer) ou des jeux vidéo où l'utilisateur préfère payer un abonnement pour accéder à un catalogue de contenu plutôt que d'acquérir celui-ci. Le secteur de la VOD reste cependant en 2019 minoritaire par rapport aux revenus globaux générés par le marché audiovisuel des 27 pays de l'UE (plus le Royaume-Uni). Il représente en effet que 7% des 114,5 milliards d'euros de revenus (encore loin derrière les 30% générés par le câble payant, les 27% des spots publicitaires diffusés par la télévision ou des 23% du financement public)8. La tendance est cependant à un déclin ou à une stagnation pour ces derniers alors que le secteur VOD ne fait qu’accroître sa part du gâteau chaque année.

Dans le marché britannique et dans celui des 27 pays européens, on décompte au début de l'année 2020, 460 catalogues de SVOD pour 200 opérateurs différents9. Il y a en moyenne 16 services de SVOD disponible dans chaque pays européen mais l'offre est plus éclatée dans certains États comme la France (34), la Pologne (30), le Royaume-Uni (29) ou l'Allemagne (28), à contrario dans les plus petits pays l'offre est plus concentrée10. Le marché est cependant largement dominé par les deux géants américains Netflix et Amazon Prime, présents sur tout le continent européen et qui sont dominants en part de marché dans chacun des 28 pays. L’utilisateur n'est cependant plus captif et il peut désormais choisir entre une multitude d'offres qui s'offrent à lui. Le marché européen de l'audiovisuel est en outre caractérisé par un nombre de titres en constante augmentation avec notamment le phénomène de la « Peak TV » (qui reflète l'augmentation impressionnante du nombres de séries produites ces dernières années). Les studios de production américains, conscients du changement de paradigme, ont mis l'exergue sur la rétention des droits de leurs œuvres les plus rentables afin que celles-ci puissent venir abonder leurs propres serveurs de streaming (au lieu de vendre les droits à d'autres acteurs comme Prime ou Netflix).

Dans un marché en pleine transition où attirer et conserver des nouveaux utilisateurs est essentiel, le contenu original et exclusif est fondamental. Les coûts de production ont donc augmenté, Netflix est ainsi passé d'une dépense annuelle de 4 milliards d'euros en 2015 à un chiffre astronomique de 14,4 milliards d'euros en 202011. Cette course vers le haut a notamment incité ses concurrents à s'aligner en termes de dépense. Ainsi Amazon Prime a investi la somme impressionnante de 386 millions d'euros pour la première saison de sa nouvelle adaptation du Seigneur des Anneaux (et cela sans compter le coût de 208 millions d'euros nécessaire pour acquérir les droits de l’œuvre)12. Ces dépenses surpassent donc des séries comme The Morning Show (Apple), The Mandalorian (Disney+) et les dernières saisons de Game of Thrones (HBO) qui ont coûté environ 12 millions d'euros par épisode, ce qui était déjà largement au-dessus des standards de l'industrie sérielle.

III) La difficulté de faire émerger un serveur SVOD européen capable de rivaliser avec les géants américains

En l'état actuel du marché, la part totale de production européenne (films et séries compris) sur les services SVOD ou TVOD pour l'ensemble du territoire des pays membres de l'Union est de 20%. Ce taux monte à 30% si l'on rajoute le Royaume-Uni mais reste encore bien loin des 55% de contenu américain. La France, produit 28% du contenu des États membres, elle est leader devant l'Allemagne (27%), l'Italie (10%), l'Espagne (7%), le Danemark et la Suède (4%)13. Afin de résister face à la force de frappe américaine, les pays européens devront cependant s'allier afin de faire face à cette transition digitale du marché. Le problème est double car les acteurs nationaux ont tout d'abord dû s'accorder au niveau local avant de penser à une expansion européenne.

Les conflits d'intérêts furent cependant nombreux. Le serveur britannique, Britbox, fruit d'un accord entre les deux géants nationaux la BBC et ITV n'a ainsi été lancé qu'en novembre 2019 au Royaume-Uni. Il est disponible dans quatre pays dont aucun ne fait partie du territoire européen (États-Unis, Afrique du Sud, Canada et Australie). En France, Salto détenue par les groupes audiovisuels France Télévisions, TF1 et M6 a été lancé il y a moins d'un an, le 20 octobre 2020. En Allemagne, la plateforme Joyn (fondée par ProSiebenSat.1 et Discovery) qui a d'abord débuté sur un modèle d'AVOD a lancé son offre de SVOD le 18 juin 2019. Face aux mastodontes américains, les États membres réagissent donc au niveau local plutôt qu'européen ce qui a tendance à les affaiblir pour les négociations du contenu et aux yeux des utilisateurs. Il ne suffit pour s'en convaincre que de voir le succès de la plateforme nordique de SVOD, Viaplay lancé en 2007 et disponible en Suède, Finlande, Norvège, Islande et Danemark (mais également en Ukraine et en Russie)14. Sa réactivité face à l'évolution du marché de l'audiovisuel et son expansion (qui devrait continuer dans les prochaines années) lui a permis d'être un solide concurrent à Netflix dans les pays nordiques (il est deuxième en part de marché dans chacun d’entre eux15).

Un danger réel guette cependant le marché européen d'être envahi par des acteurs américains alors que Disney+, Apple et HBO sont également en expansion en Europe. La transition des utilisateurs vers des services de SVOD est d'ailleurs encore loin d'être terminée. Si les serveurs SVOD sont très bien implantés dans les pays nordiques, au Royaume-Uni, aux Pays-Bas et en Allemagne, les pays de l'Est et du centre de l'Europe comme la Bulgarie, la Hongrie, la Croatie ou la Roumanie ont un taux de pénétrations encore très faibles16. Sans véritable réponse européenne, les plateformes américaines pourraient donc phagocyter le marché en laissant peut-être un ou deux géants nationaux dans une position de faiblesse et une multitude de services de niche. Pour le moment, seule la plateforme MUBI qui s'adresse à des cinéphiles très pointus et accessible dans plus de la moitié des pays de l'Union Européenne.

A l'heure actuelle en Europe, le câble traditionnel (Sky, Mediaset, Canal +, Orange...) et les serveurs de SVOD sont capables de coexister ensemble car ils ont conclu des accords de distribution qui leur apportent un bénéfice mutuel. La stratégie d'un acteur comme Canal+ est donc d'offrir une agrégation de services à fournir à ses abonnés qui peuvent profiter d'offres préférentielles pour OCS, Disney+ ou Netflix. Cette tactique est également suivie par des géants de la technologie comme Amazon ou Apple notamment avec la pénétration sur le marché des Smart TV (la Chromecast de Google, la Fire TV d'Amazon ou celle Roku développée en partenariat avec Netflix). Cela représente néanmoins un risque pour les fournisseurs du câble traditionnel qui pourraient progressivement perdre leurs abonnés au profit de ces nouveaux entrants et être relégués à un simple rôle de transmetteur de contenu. Les acteurs européens locaux ne doivent donc pas se laisser distancer dans la course à la transition vers le digital. Ils doivent également tirer profit de la connaissance de leurs marchés ainsi que de leurs liens avec les producteurs indépendants. Des alliances et des accords à l'échelle européenne sont également indispensables pour les acteurs locaux qui doivent faire fi de leurs conflits s'ils veulent résister. La compétition n'est en effet plus comprise dans un cadre uniquement national et la transition vers le digital est coûteuse (aucun grand serveur de SVOD est pour le moment rentable). Tous les acteurs du passé (les chaînes de télévision notamment) seront donc sûrement contraints de disparaître si elles s'isolent trop sur un marché qui pourrait se stabiliser autour de quelques serveurs SVOD dominants et d'autres cherchant à attirer un public de niche.

IV) Présentation des points importants de la directive SMA

La réponse européenne s'est donc principalement organiser grâce à l'adoption de la directive SMA dont nous présenterons ici les mesures les plus importantes. On distingue au sein des services de médias audiovisuels (SMA) deux types de services qu'il est important de dissocier. Les services linéaires de télévision se caractérisent par le fait que le contenu est acheminé à travers une grille de programmes définie vers un utilisateur situé dans une zone de réception. Les services non-linéaires (ou les SMAD, les services de médias audiovisuels à la demande) désignent quant à eux des offres où le contenu est transmis par voie digitale et visionné par le spectateur au moment souhaité par celui-ci. Il est important de préciser que les plateformes de partage de vidéos créées par les utilisateurs comme YouTube ou Dailymotion, les plateformes de vidéos de direct, ainsi que dans certains cas les réseaux sociaux bien qu’incluses dans la directive SMA ne sont pas considérés comme des SMAD17 et c'est sur ces derniers que nous concentrerons.

Cette nouvelle directive SMA adopté le 14 novembre 2018 fixe donc un socle de règles communes pour les éditeurs de services de l’Union européenne et pour les plateformes de streaming afin de sécuriser et d’harmoniser le cadre juridique du secteur audiovisuel européen. L'objectif est de créer un marché unique de services de médias audiovisuels au sein de l’Union avec la création de conditions de concurrence homogène entre les États membres, tout en promouvant la diffusion d’œuvres européennes. Cette directive est cependant d’harmonisation minimale puisque les pays européens peuvent choisir de la transposer directement dans leur législation, le cadre réglementaire sera alors beaucoup plus permissif. A moins que la directive l’interdise expressément, ils pourront également adopter des règles plus strictes à condition toutefois que celles-ci ne créent pas de discrimination en restreignant la réception des services provenant d’un autre État membre.

L'avancée la plus marquante de la directive se trouve au premier alinéa de l'article 13. « Les États membres veillent à ce que les fournisseurs de services de médias relevant de leur compétence qui fournissent des services de médias audiovisuels à la demande proposent une part d'au moins 30 % d'œuvres européennes dans leurs catalogues et mettent ces œuvres en valeur ». Ce quota a été augmenté, suite notamment à l’activisme de la France, par rapport à la proposition initiale de la Commission. Autre avancée majeure, chaque État membre aura la possibilité d'exiger aux SMAD qui sont établis dans un autre État membre une participation au financement de son système audiovisuel (notamment en ce qui concerne le soutien à la création) si son marché est ciblé18. Netflix est en effet stratégiquement implanté aux Pays-Bas tandis qu'Amazon Prime déclare ses revenus au Royaume-Uni. Grâce à cette nouvelle directive, elles ne pourront donc plus ignorer les législations nationales et devront se soumettre aux mêmes règles et aux mêmes obligations d’investissement qu'un concurrent national. Cela permet donc de créer une exception au principe du pays d’origine selon lequel ce sont les règles du pays dans lequel il est établi qui s’appliquent et non celles où ils distribuent ces services. En fonction des revenus générés, cette contribution pourra prendre la forme d’investissements directs dans les contenus nationaux ou de financement de fonds nationaux dédiés. Ces obligations ne s'appliqueront pas aux petites structures ayant une audience relativement faible et représentent moins de 1 % du total des revenus du marché audiovisuel ou moins de 1 % du marché dans le pays concerné19. La Commission laisse également une possibilité de réduire les seuils de ces règles dans certaines conditions pour certains États membres ayant une population moins importante.

Afin de calculer le pourcentage d’œuvres européennes, la Commission a publié des lignes directrices20. Celles-ci prévoient un calcul sur le nombre de titres dans un catalogue plutôt que sur le visionnage en termes de temps de diffusion (c'est-à-dire en comptant la durée totale des œuvres offertes par le serveur). Ainsi un film sera considéré comme un titre tout comme une saison d'une série. Afin de garantir un bon fonctionnement d'ensemble, les États membres pourront cependant attribuer une plus grande valeur à un titre spécifique dans le calcul total si le budget de production ou la durée d'un titre sont plus conséquents21. Le retrait du Royaume-Uni de l'Union Européenne a quant à lui soulevé des doutes en ce qui concerne la nature européenne des programmes britanniques. La Commission a néanmoins confirmé par voie de presse que ces derniers devaient bien être intégrés dans le calcul du quota d’œuvres européennes. Le Royaume-Uni fait en effet partie des pays membres de la Convention européenne sur la télévision transfrontière (CETT)22.

V) La transposition de la directive : des obligations à géométries variables selon les intérêts des États membres

Malgré les règles fixées par la directive, celle-ci reste plutôt souple sur certaines obligations ce qui pourraient créer des problèmes d'interprétations et des grandes différences de régulations en fonction des États membres. La Commission a d'ailleurs confirmé que les lignes directrices fixées après avoir consulté les représentants concernés de chaque pays à la suite de l'adoption de la directive SMA ne sont pas contraignantes juridiquement. Les États membres sont donc libres d'adopter d'autres solutions compatibles avec le droit de l'Union.

Chaque État a donc introduit (ou introduira, tous les pays n'ayant pas encore transposé la directive malgré le dépassement de la date butoir) des législations qui obligent les plateformes à réinvestir leurs revenus dans le pays dans lequel elles opèrent. En octobre dernier, 500 producteurs et réalisateurs dont (Pedro Almodóvar et Agnieszka Holland) ont signé une tribune pour mieux réglementer les activités des acteurs de la SVOD qui sont majoritairement américains23. Ces derniers ont en effet jusqu'ici eu tendance à utiliser un modèle « hollywoodien » selon lequel le studio qui finance une production audiovisuelle obtient tout ou une très grande partie des droits de l’œuvre. Au contraire, en Europe, la coutume se base sur un système de coproduction où les producteurs indépendants disposent d'un plus grand pouvoir créatif et d'un pourcentage de droit défini sur l’œuvre. Chaque État a cependant des intérêts divergents et la directive laisse une certaine flexibilité pour établir des législations nationales plus ou moins contraignantes. Un certain groupe de pays interventionnistes mené par la France et l'Italie prévoit donc une législation ambitieuse qui fixe des objectifs élevés en terme d'obligations locales de financement tout en contraignant les serveurs SVOD à collaborer avec les producteurs indépendants. D'autres comme l'Espagne sont beaucoup plus laxistes et laisse une marge de main d’œuvre beaucoup plus grande à ces nouveaux entrants.

La France a ainsi transposé cette directive par voie d'ordonnance le 21 décembre 202024. Celle-ci obligerait notamment les serveurs à investir entre 20 à 25% de leurs chiffres d'affaires locaux sur des œuvres européennes (sur ce financement 85% devra en outre être réservé à du contenu en langue française)25. 66% des investissements faits par Netflix et les autres plateformes sur des séries devront également être fait par le biais de producteurs indépendants qui regagneront leurs droits après 36 mois maximum26. Pour les films, les règles sont encore plus strictes puisque celles-ci demandent que 75% des investissements soient faits via un producteur indépendant et limitent l'exclusivité des droits à 12 mois d’acquisition par territoire. Les chaînes ou plateformes réalisant moins de 5 millions de chiffre d’affaires seront cependant exemptées de ces obligations tout comme les petites chaînes thématiques. Pour un éditeur audiovisuel ayant un chiffre d'affaires inférieur à 10 millions d’euros, ses obligations seront quant à elle réduites d’un quart27. Un décret d'application devrait être publié en juillet 2020 après avis du Conseil d’État afin de fixer définitivement les quotas applicables.

Les pays ayant des marchés plus réduits ont été pour le moment beaucoup moins ambitieux. Le Portugal a ainsi instauré une taxe de 1% du chiffre d'affaires des serveurs de SVOD qui devra être reversé à l'ICA, le fond national dédié au cinéma et à l'audiovisuel. En outre, les plates-formes devront investir 4% de leurs recettes nationales au profit de contenu portugais28. D'autres pays comme les Pays-Bas, le Danemark, la Croatie et la Pologne préparent ou ont déjà adopté des obligation d'investissement de 6% du chiffre d'affaires dans leurs productions nationales29. L'Italie s'est quant à elle aligné sur les positions françaises puisqu'elle prépare une transposition où les serveurs de streaming devront également investir 20 à 25% de leurs revenus globaux nationaux sur des œuvres européennes (sur cette part 50% devra être du contenu produit en langue italienne)30. L'investissement devra quant à lui être effectué uniquement à travers des producteurs indépendants, ce qui serait une intervention législative encore plus ambitieuse que celle de la France. La pression est forte car les producteurs insistent pour pouvoir garder une part des droits de l’œuvre lorsqu'il travaille avec Netflix, en particulier lorsque la production d'une œuvre produite localement profite de remise fiscale.

L'Espagne qui n'a pas encore transposé la directive compte au contraire mettre en place des règles beaucoup moins restrictives puisque les serveurs ne devront investir que 5% de leurs revenus locaux sur des œuvres européennes31 (bien loin des quotas français et italien). 70% de cet investissement devra être investi à travers des producteurs indépendants tandis que 40% sera réservé au cinéma espagnol32. L'Espagne n'a en effet aucun intérêt à imposer des normes trop restrictives car elle a tiré profit de l'investissement de Netflix dans ses productions nationales (La Casa de Papel, Élite, Las chicas del cable...). La transposition a donc pour objectif de garder la législation assez flexible pour garder les serveurs de streaming satisfaits et les inciter à continuer à investir localement sans normes strictes mais en fixant tout de même un cadre réglementaire minimum. L'Allemagne a quant à elle décidé d'être plus prudente en divisant la transposition de la directive sur plusieurs textes législatifs. Seul l'obligation d'un quota de 30 % d'œuvres européennes disponible sur le catalogue des serveurs de streaming a ainsi déjà été ratifiée33. L'Allemagne est cependant très attentive aux débats engendrés par la transposition française mais elle doit d'abord s'accorder au niveau national afin de mieux définir la notion de « producteur indépendant » alors que beaucoup de sociétés de production allemandes sont contrôlés par les chaînes de télévision. Ces disparités montrent que les différents acteurs des politiques audiovisuelles à l'échelle nationale ont des intérêts différents et certains secteurs un poids bien moindre pour influencer la transposition de cette directive.

VI) De fortes pressions locales de la part de nombreux acteurs de l'écosystème audiovisuel

Comme tout champ social, l'écosystème audiovisuel est traversé par des rapports de force et il existe une compétition entre des acteurs divers ayant des intérêts différents. Certains corps de métiers ont donc plus de moyen d'influencer la politique nationale sur l'audiovisuel que d'autres et cet équilibre peut évoluer en fonction des particularismes nationaux. La France est par exemple très attachée à son « exception culturelle » et certains métiers comme celui de l'auteur réalisateur (qui s'est fondé grâce à l'influence de la Nouvelle Vague) ont un pouvoir symbolique bien plus fort que dans d'autres États membres. Le rôle de producteur indépendant est également très valorisé et c'est d'ailleurs à Paris que siège l'European Producers Club (EPC) qui défend l'intérêt de ceux-ci face au modèle américain. C'est ce groupe d'intérêt qui a notamment mis en place « un code de bonne conduite » lorsqu'un serveur de streaming travaille avec un producteur indépendant. Celui-ci est organisé autour de quatre principes de base34 qui sont : la rétention de la propriété intellectuelle d'une œuvre, l'accès aux données de visionnage dont dispose le serveur de streaming, la nécessité de passer par un producteur afin de toucher les subventions locales et les remises fiscales et une rémunération juste et proportionnée. L'objectif est notamment de mettre la pression sur les exécutifs nationaux afin que la directive SMA soit transposée avec les obligations les plus contraignantes possibles pour les serveurs de streaming. La prédominance de ceux-ci s'accompagne en effet de l'intégration de leur business modèle où le producteur indépendant n'est souvent qu'un simple exécutant aux ordres de plateformes ou studio dominants qui conservent la totalité des droits d'une œuvre.

La Société des Auteurs et Compositeurs Dramatiques (SACD) a également été un acteur intransigeant en France pour imposer des normes élevées en faveur de la production nationale et européenne. Elle était d'ailleurs partisane d'un taux de 40% d’œuvres européennes afin de garantir au public européen un fort taux de production continentale35. Elle a en effet longtemps dénoncé le risque de « dumping culturel » en cas d'inaction normative. Sa pression a également été forte afin de fixer le taux de contribution en faveur de la création française entre 20 et 25 % du chiffre d’affaires réalisé en France par les acteurs de SVOD (un chiffre supérieur à celui des éditeurs historiques fixé à 16 %).

La Commission a néanmoins exprimé ses inquiétudes sur l'activisme législatif français et s'est montré sensible aux arguments de Netflix par la voix de Kerstin Jorna, directrice générale dans le secteur du marché intérieur de l'industrie, entrepreneuriat et PME36. La Commission est en effet inquiète du fort quota d'investissement obligatoire dans la création française de l'ordre de 20 à 25% alors que ce taux est de 5% dans plusieurs autres pays qui ont transposé la directive. Les doutes portent également sur le fait que 85% au moins des dépenses prévues doivent être consacrées à la contribution au développement d'œuvres produites en langue française. Selon la Commission ces quotas pourraient créer des avantages compétitifs pour le contenu français par rapport aux autres productions européennes37. Elle voudrait également une clarification sur le terme de “producteur indépendant” ainsi que sur le calcul de l'investissement que doit apporter un acteur comme Amazon qui offre d'autres services que sa plateforme Prime Video. Ces préoccupations sont d'ailleurs partagées par le CSA qui a malgré tout donné un avis positif au projet de décret38.

Conclusion

La politique audiovisuelle européenne est donc un sujet complexe car les particularismes nationaux sont encore prégnants. Il y a au sein des structures nationales des multitudes intérêts et acteurs qui cherchent à maintenir leurs mainmises sur un écosystème qui est en pleine mutation depuis l'arrivée des serveurs de streaming américains. La directive SMA a donc été une étape importante afin de fixer un cadre réglementaire qui protège la production d’œuvres européennes. La mise en place de sa transposition pourrait cependant créer un malaise entre les partenaires européens. Certains pays comme la France profite en effet du manque de précision de la directive afin de mettre la pression sur les nouveaux acteurs de la SVOD en les assujettissant à des règles strictes. De nombreux acteurs locaux du champ de l'audiovisuel mettent en effet tout en œuvre pour tenter de conserver leurs privilèges nationaux. Les services de streaming ont quant à eux tout intérêt à essayer d'intégrer le système tout en combattant l'activisme français dans les arcanes bruxelloises. Ils sont d'ailleurs conscients que la division des pays européens ne peut que les avantager car ils sont actuellement les seuls à pouvoir profiter de l'intégralité du marché européen du streaming. Il n'y a donc plus à attendre pour les acteurs européens de l'audiovisuel qui ne peuvent plus se contenter d'une domination strictement locale. Sans concertation européenne et si les acteurs nationaux ne dépassent pas leurs conflits internes, il faudra sûrement se résigner à voir les serveurs de streaming américains réaliser l'union du marché digital européen de l'audiovisuel.

 

 

1 Pierre-Yves Dugua, « Netflix dépasse les 200 millions d'abonnés payants dans le monde », Le Figaro (20 janvier 2021)

2 Isabelle Lellouche Filliau, « Audience Internet Global en France », Médiamétrie (février 2021)

3 Laura Martini, « Les plateformes de vidéos à la demande et la production d’œuvres européennes : le cas de Netflix », Iredic (4 décembre 2018)

4 Rick Porter, Pamela McClintock « Lupin' Snatches Top Netflix Viewing Spot in First Quarter », The Hollywood Reporter (20 avril 2021)

5 André Lange-Médart, « Vers une révision a minima de la directive SMA », Gresec (Les Enjeux de l'information et de la communication), 2016, p. 93

6 Jean-François Polo, « La naissance d'une direction audiovisuelle à la commission : la consécration de l'exception culturelle », L'Harmattan (Politique européenne), 2003, p. 3

7 Christian Grece, « Trends in the VOD market in EU28 », L'observatoire européen de l'audiovisuel, janvier 2021, p.7.

8 Ibid, p. 11.

9 Ibid, p. 15.

10 Ibid.

11 Todd Spangler, « Netflix Projected to Spend More Than $17 Billion on Content in 2020 », Variety (16 janvier 2020)

12 Jordan Moreau, « Amazon’s ‘Lord of the Rings’ Series to Cost $465 Million for First Season », Variety (16 avril 2021)

13 Christian Grece, « Trends in the VOD market in EU28 », L'observatoire européen de l'audiovisuel, janvier 2021, p.38.

14 Pascal Lechevallier, « Viaplay, le streamer nordique qui tient tête à Netflix », ZDNet (21 Août 2019)

15 Christian Grece, « Trends in the VOD market in EU28 », L'observatoire européen de l'audiovisuel, janvier 2021, p.19.

16 Ibid, p. 24.

17 « La directive services de médias audiovisuels SMA », Actualités européennes numéro 64, Sénat, (29 juin 2020)

18 « Directive (UE) 2018/1808 » , Journal officiel de l'Union européenne (Article 13 paragraphe 2)

19 Ibid, (Article 13 paragraphe 6)

20 Commission européenne, « Lignes directrices de la directive Services de médias audiovisuels », Journal officiel de l’Union européenne (juillet 2020)

21 Ibid.

22 « La directive services de médias audiovisuels SMA », Actualités européennes numéro 64, Sénat, (29 juin 2020)

23 Nick Vivarelli, « Pedro Almodovar, Agnieszka Holland Among European Filmmakers Demanding New Rules of Engagement With U.S. Streamers », Variety (29 octobre 2020)

24 Ordonnance n° 2020-1642 du 21 décembre 2020

25 Sébastien Lachaussée, « Les nouvelles obligations de financement des plateformes VOD », Le village de la justice (5 mars 2021)

26 Elsa Keslassy, « France Leading Charge With E.U. Directive to Get Streamers to Invest in Local Content », Variety (26 novembre 2020)

27 Sébastien Lachaussée, « Les nouvelles obligations de financement des plateformes VOD », Le village de la justice (5 mars 2021)

28 Nick Vivarelli, « Europe’s New Rules of Engagement With Streamers Making Slow But Steady Progress », Variety (5 mars 2021)

29 Ibid.

30 Ibid.

31 Miguel Ángel Moreno « La nueva Ley Audiovisual que obligará a Netflix, HBO o Amazon a financiar cine europeo », Business Insider (26 avril 2021)

32 Ibid.

33 Nick Vivarelli, « Europe’s New Rules of Engagement With Streamers Making Slow But Steady Progress », Variety (5 mars 2021)

34 Nick Vivarelli, « European Producers Club Issues ‘Code of Fair Practices’ to Change Rules of Engagement With Hollywood Streamers », Variety (17 mars 2021)

35 « Directive SMA: l'ambition au rendez-vous de la transposition », SACD (29 octobre 2020)

36 Caroline Sallé, « Streaming vidéo: Bruxelles réservé à propos du décret français », Le Figaro (14 avril 2021)

37 Ibid.

38 « Le CSA publie son avis sur le projet de décret relatif aux services de médias audiovisuels à la demande (SMAD) », Conseil supérieur de l'audiovisuel (24 mars 2021)


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